Le rapport de Brodeck - Philippe Claudel
Quelques temps après une guerre que l'on imagine être la seconde guerre mondiale, dans un village reculé d'un pays jamais nommé, un mystérieux étranger, l'Anderer, l'autre venu de nulle part, est assassiné par les Dörfermesch, les hommes du village. Brodeck, parce qu'il sait écrire, parce qu'il est le seul homme du village à avoir fait des études, est chargé par ces mêmes hommes de rédiger un rapport, relatant les faits qui ont conduit à l'Ereignïes, "la chose qui s'est passée"...
J'ai mis beaucoup de temps à lire "Le rapport de Brodeck". Je rechignais à m'y plonger et certains soirs, je préférais reporter tout simplement ma lecture au lendemain. Et pourtant, le roman est excellent, et quelle écriture ! Mais il y a trop d'horreur dans ce roman, trop de noirceur, trop de ténèbres. Comment soutenir les exactions commises pendant ce qu'on imagine être la nuit de cristal, le transport des prisonniers dans les trains de la mort, l'horreur des camps d'extermination, les meurtres, les viols... Comment supporter la vision de ce que l'humanité a engendré de plus vil ?
Décrites par un auteur qui ne les a pas connues, la précision de ces scènes de cruauté pourrait finalement se révéler dérangeante... Car comme Jonathan Littell avec "Les bienveillantes", Philippe Claudel est trop jeune pour avoir vécu ces évènements. Mais le romancier n'est-il pas là tout simplement dans son rôle, funambule sur la corde raide entre imaginaire et vérité historique ?
Jamais vraiment situé, ni dans le temps, ni dans l'espace, Claudel veut donner à son roman un caractère universel. Ainsi le mot "juif" n'est à aucun moment prononcé. Le seul récit de la guerre et des camps aurait largement suffit à nous convaincre de la noirceur de l'humanité, mais Claudel veut frapper fort et additionne les paraboles jusqu'au vertige, jusqu'à la nausée, du meurtre de l'Anderer jusqu'à ce mystérieux et terrible conte de la vieille Fédorine dans les dernières pages du roman...
Pourquoi lit-on ? Si c'est pour le plaisir, il n'y en a pas beaucoup à lire "Le rapport de Brodeck", si ce n'est celui d'admirer la belle écriture de Philippe Claudel, simple et imagée, aussi lumineuse que son roman peut être obscur. On pourra aussi ajouter que le roman est une belle - mais triste - histoire d'amour. Mais parce que l'on ne lit pas que pour son bon plaisir, parce qu'il serait absurde de renoncer à la lecture d'un roman sur le souvenir, on lit "Le rapport" jusqu'au bout...
Réflexion sur la bêtise et la lâcheté, sur l'art et la place de l'artiste dans la société, sur la guerre et la violence, sur l'Histoire et sa négation, sur l'horreur sans nom du génocide, sur la peur de l'étranger et de la différence en général, sur le devoir de mémoire, sur la religion... "Le rapport" est tout cela et certainement bien plus encore.
Mais quel pessimisme ! On le ressent à chaque page, l'écriture elle-même en est imprégnée. Jusque dans les plus innocentes descriptions où se tapissent de sinistres métaphores, de funèbres adjectifs. Incorrigible optimiste, j'ai attendu longtemps une note de lumière. Elle survient presque au terme du récit et Brodeck s'adresse alors à sa fille :
"Je te dis que de l'horreur naît parfois la beauté, la pureté et la grâce. Je te dis que je suis ton père à jamais. Je te dis que les plus belles roses viennent parfois dans une terre de sanie. Je te dis que tu es l'aube, le lendemain, et que seul compte cela qui fait de toi une promesse. Je te dis que tu es ma chance et mon pardon. Je te dis ma Poupchette, que tu es toute ma vie."
Je n'ai peut-être pas bien cherché, mais je n'ai pas trouvé une seule critique négative de ce roman sur les blogs de lecture. Tout au plus, Daniel a eu un peu de mal de digérer "les pseudo-dialectes germaniques"... Mais Sentinelle, Liliba, Katell, Sylvie, Pom et beaucoup d'autres encore (qui m'excuseront j'espère de ne pas les citer) ont toutes* beaucoup aimé ce roman.
*et oui, comme souvent, plus de lectrices que de lecteurs...